Il me semble que toutes les nations germano-romaines sont nécessaires au monde européen, parce qu'elles existent, mais qu'il serait difficile de prouver qu'elles existent parce qu'elles étaient nécessaires. Aristote déjà distinguait la nécessité préexistante de la nécessité postérieure. La nature accepte la fatalité des faits accomplis, mais il y a grande fluctuation et variété dans la possibilité des faits réalisables. Ce n'est donc qu'à ce titre que le monde slave a le droit de revendiquer son unité; d'autant plus qu'une même race le compose.
La centralisation est contraire au génie slave; la fédération, en revanche, découle de sa nature. Une fois groupé et lié ensemble dans une association de peuples libres et autonomes, le monde slave pourra enfin commencer sa véritable existence historique. Son passé ne peut être considéré qu'au point de vue d'une préparation, d'une croissance, d'un purgatoire. Les formes historiques de l'Etat ne correspondaient jamais à l'idée nationale des Slaves, idéal vague, instinctif, si vous voulez, mais par là même accusant une singulière vitalité dans l'avenir. Les Slaves apportaient dans tout ce qu'il faisaient, une étrange demi-attention, voire même, une apathie étonnante. Ainsi nous voyons la Russie entière passer de l'idolâtrie au christianisme, sans secousse, sans révolte, uniquement par obéissance passive aux ordres du grand prince Vladimir, et sous l'influence de Kiev. On précipita sans regret les vieilles idoles dans le Volkhov, on se soumit au nouveau dieu comme à une nouvelle idole.
Huit siècles après, une partie de la Russie acceptait également la civilisation commanditée à l'étranger et munie d'estampille allemande.
Le monde slave ressemble à une femme qui n'a pas encore aimé, et qui par là même paraît ne prendre aucun intérêt à tout ce qui se passe autour d'elle; être inutile; oubliée, étrangère. Mais ne préjugeons pas de l'avenir; la femme est jeune, et déjà une agitation inquiète soulève son cœur et le fait tressaillir. Quant à la richesse du génie national, il nous suffit de montrer la Pologne, le seul peuple slave qui avait, en même temps, des périodes de force et de liberté.
Le monde slave ne paraît hétérogène qu'à la surface. Sous la couche supérieure de la Pologne chevaleresque, libérale et catholique, et de la Russie impériale, assujettie et byzantine; sous la domination démocratique du vay vode serbe, sous la bureaucratie autrichienne qui pèse sur l'Illyrie, sur la Dalmatie et sur le Banat; sous le pouvoir patriarcaj des Osmanlis, et sous la bénédiction du Vladicà de Monténégro, il repose un peuple physiologiquement, ethnographiquement homogène.
La grande partie de ces populations slaves n'ont presque jamaiS subi l'esclavage d'une race conquérante. La dépendance dans laquelle se trouvaient divers membres du monde slave, se bornait le plus souvent à la reconnaissance de la souveraineté, et à l'acquittement du tribut. Tel a été par exemple le caractère de la domination mongole en Russie. Les Slaves parvinrent ainsi à garder à travers les siècles leur nationalité, leurs mœurs, leur langue. Or, d'après ce que nous venons de dire, la Russie ne pourrait-elle pas être le noyau de cette cristallisation, le centre vers lequel gravitât le monde slave, et cela d'autant plus que, jusqu'à présent, c'est la seule partie de la grande race qui se trouve provisoirement organisée en un Etat fort et indépendant.
Cette question n'impliquerait aucun doute si le gouvernement de Pétersbourg avait le moindre instinct de sa vocation nationale, si une idée humaine quelconque pouvait s'allier à ce despotisme désespérant et borné. Mais, dans la situation actuelle, quel serait l'homme d'un peu de conscience, d'un peu d'honnê teté, qui oserait proposer aux Slaves occidentaux la réunion avec un empire soumis à un état de siège permanent, où le sceptre n'est qu'un ignoble bâton de caporal assommant par la schlague? Le panslavisme impérial, tel qu'il a été prôné jusqu'aujourd'hui par des hommes vendus ou égarés, n'a, bien entendu, rien de commun avec toute combinaison basée sur le principe de la liberté.
Ici, la logique même nous amène, inévitablement, à la question la plus grave, la plus légitime.
En supposant que le monde slave ait quelque possibilité d'une existence plus développée dans l'avenir, quel serait l'élément assez prononcé dans son état embryonnal, qui aurait le droit à ce développement? Si les Slaves pensent que leur temps soit venu, l'élément dont je viens de parler doit nécessairement correspondre à l'idée révolutionnaire de l'Europe.
Vous l'avez indiqué, vous l'avez touché, Monsieur, mais vous l'avez laissé échapper d'entre vos mains, en essuyant une généreuse larme de compassion pour la Pologne.
Vous prétendez que «la base de l'existence du peuple russe est le communisme», vous affirmez que «sa force lui est donnée par une sorte de loi agraire, par le partage continuel des terres».
Quel terrible Mané-Thékél venez-vous prononcer!.. Communisme pour base! Partage des terres pour force! Gomment, Monsieur, ne vous êtes-vous pas effrayé vous-même en proférant ces paroles?
Ne tallait-il pas s'arrêter, approfondir, ne pas lâcher la question, avant de vous être convaincu si c'était là une vérité ou un rêve?
Gomme s'il y avait d'autres études, d'autres questions sérieuses au XIXe siècle, que la question communiste, que la question du partage des terres!
Entraîné par votre indignation, vous continuez: «Il leur manque (aux Russes) l'attribut essentiel de l'homme, la faculté morale, le sens du bien et du mal. Le vrai et le juste n'ont aucun sens pour eux; parlez-en, ils restent muets, ils sourient, ils ne savent ce que vous voulez dire». Quels sont donc ces Russes, Monsieur, auxquels vous avez parlé; ou bien quelles sont ces notions du juste et du vrai que les Russes ne puissent pas comprendre? Car dans un temps si profondément révolutionnaire, il ne suffit pas seulement de citer les mots du vrai et du juste. Ces mots n'ont plus de sens absolu et également obligatoire pour tous. Le juste et le vrai de la vieille Europe, c'est le faux et l'injuste pour l'Europe naissante.
Les peuples, Monsieur, sont des produits de la nature; l'histoire n'est qu'une continuation progressive du développement animal. Nous n'avançons guère en envisageant la nature au point de vue approbatif ou improbatif; elle ne s'attend ni au prix Month yon, ni à un verdict de culpabilité. Ces catégories étiques ne la saisissent pas; tout cela est trop subjectif pour elle. Il me semble qu'en général les peuples ne sont ni totalement bons, ni foncièrement mauvais; les peuples sont toujours vrais; le peuple-mensonge n'existe pas. La nature ne produit que ce qui est réalisable selon les conditions données; elle pousse en avant ce qui existe, par cette sainte agitation, par cette inquétude créatrice, par cette soif inassouvie de se réaliser; désir continuel et commun à tout ce qui vit.
Certains peuples peuvent avoir une existence antéhistorique, d'autres une existence extrahistorique, mais tous, une fois entrés dans le grand courant de l'histoire une et indivisible, appartiennent à l'humanité, et réciproquement tout le passé de l'humaité leur appartient. Dans la grande histoire, c'est-à-dire dans la partie active et progressive de l'humanité, l'aristocratie de l'angle facial s'efface peu à peu comme l'aristocratie del'épiderme. Ce qui n'est pas homme, n'entre pas dans l'histoire, et conséquemment, il ne saurait y avoir ni peuple-troupeau, ni peuple exclusivement élu.
Il n'y a pas d'homme assez aveugle ou assez ingrat pour ne pas comprendre le rôle immense que joue la France dans les destinées du monde européen; mais, permettez-moi, Monsieur, d'avouer qu'il m'est impossible d'admettre avec vous, que la France soit une condition absolue, sine qua non, pour la marche de l'histoire.
La nature ne joue jamais son avoir sur une seule carte. Rome, la ville éternelle, qui avait des titres tout aussi justes à l'hégémonie universelle, pâlit, se décomposa, s'éteignit, et l'humanité inhumaine passa outre.
D'un autre côté, il me serait difficile, sans taxer toute la nature d'absurdité et de démence, d'accepter comme une race maudite, comme un mensonge, comme une juxtaposition d'êtres qui ne sont pas hommes mais qui en ont toute la crapule, une nation qui s'est formée pendant dix siècles, qui a obstinément persisté à sauver sa nationalité, qui s'est soudée en un grand empire, et qui se mêle à l'histoire, beaucoup plus peut-être qu'il ne le faudrait.
Et tout cela m'est d'autant plus incompréhensible que la nation en question n'est nullement stationnaire au dire même de ses ennemis. Ce n'est pas là une population, qui, parvenue à une forme sociale assez correspondante à ses désirs, s'endort dans un semper idem comme la Chine; c'est encore moins une nation qui s'est survécue et qui dépérit actuellement dans un marasme sénil, comme les Hindous. Au contraire, la Russie est un empire tout nouveau, un édifice où tout respire encore l'odeur fraîche de la chaux, où tout travaille, se dégage, où rien n'est encore arrivé à son but, où l'on change continuellement, très souvent de mal en pis, mais enfin où l'on change. C'est là un peuple, en un mot, qui a, d'après votre opinion, un étrange communisme Pour base et le partage des terres pour force…
Après tout, Monsieur, que reprochez-vous au peuple russe? Quel est le fond de votre accusation?
«Le Russe, dites-vous, ment, vole, ment toujours, vole toujours, et cela innocemment; c'est sa nature».