Si nous passons des ministères et des chancelleries aux ateliers, nous rencontrons le même antagonisme. L'ouvrier russe, chez un maître russe, est presque un membre de la famille; ils ont les mêmes habitudes, les mêmes idées morales et religieuses; ils mangent ordinairement à la même table et s'entendent fort bien entre eux. Il arrive quelquefois au maître de frapper l'ouvrier qui reçoit les coups avec trop de résignation chrétienne, parfois l'ouvrier riposte, mais ni l'un ni l'autre ne va se plaindre a la police. Le dimanche est fêté de la même manière par le maître 'lue par l'ouvrier, tous les deux rentrent avinés chez eux. Le endemain, le maître comprenant que l'ouvrier ne peut être assidu au travail, lui laisse perdre quelques heures, car il sait, qu'en cas de besoin, il travaillerait pour lui une partie de la nuit. Très souvent le maître avance de l'argent à l'ouvrier, comme d'autre part l'ouvrier attend des mois entiers le paiement du salaire, lorsqu'il voit que son maître est gêné. Le maître allemand n'est pas l'égal de l'ouvrier russe, il se croit son chet plus que son maître; méthodique par caractère et conservant les usages de son pays, l'Allemand translorme les rapports élastiques et vagues de l'ouvrier russe avec son maître en rapports juridiques sévèrement déterminés, du sens desquels il ne s'écarte jamais d'une syllabe. Une exigence perpétuelle, une rigueur étudiée, un despotisme froid oliensent l'ouvrier d'autant plus que le maître ne descend jamais jusqu'à lui. Les mœurs paisibles même de l'Allemand, la préléreuce qu'il donne à la bière sur l'eau-de-vie ne font qu'ajouter au dégoût qu'il inspire à l'ouvrier russe. Ce dernier a beaucoup plus de dextérité que de diligence, de capacité que desavoir. 11 peut beaucoup taire en une lois, mais il n'a pas d'assiduité au travail et il ne peut se faire à la discipline uniforme et méthodique de l'Allemand. Le maître allemand ne souffre pas que l'ouvrier vienne une heure plus tard, ou qu'il le quitte une heure plus tôt. La migraine des lundis, le bain du samedi ne sont pas des excuses à ses yeux. 11 note chaque absence pour la déduire du salaire, avec la plus grande justice, peut-être, mais l'ouvrier russe voit en lui un exploiteur monstrueux, de là des discussions et des querelles sans lin. Le maître irrité court à la police ou chez le seigneur de l'ouvrier, s'il et serf, et annelle sur sa tête tous les malheurs que son état compsrte. Le maître russe, sans motifs extraordinaires, n'ira ni choez le kvartalny (commissaire de police) ni chez le seigneur; la police et la noblesse sont les ennemis communs du maître à barbe et de l'ouvrier non rasé.
Mais revenons à notre récit.
L'impératrice Elisabeth fit venir de Holstein son successeur et le maria à une princesse d'Anhalt-Zorbst. On trouva le bon et simple Pierre III trop allemand. Sa femme, encore moins russe que lui, le détrôna, le mit en prison et l'y fit empoisonner. Le comte Orlolf, s'ennuyant d'attendre l'effet du poison l'étrangla.
Le long règne de Catherine II procura une grande stabilité au gouvernement de Pétersbourg. Ce fut la continuation du règne do Pierre Ier, après une interruption de trente-cinq ans. Catherine apporta avec elle au palais impérial un élément de grâce, d'urbanité et de bon goût qui n'existait point avant elle et qui exerça une influence salutaire sur les régions élevées de la société.
Catherine II ne connaissait pas le peuple et ne lui a fait que du mal: son peuple à elle c'était la noblesse et elle comprenait merveilleusement bien son terrain. Elle releva la noblesse, en lui conliant l'élection de presque toutes les charges judiciaires et administratives dans les provinces, où elle l'organisa en corps et réunions discutant leurs intérêts, contrôlant l'emploi des fonds destinés aux besoins des localités.
Elle dota de même la bourgeoisie et les paysans de droits électits, qui sont pourtant plus importants comme principe qu'en réalité. Ces concessions pâlissent toutefois à côté du crime qu'elle a commis envers les paysans, en consacrant par une stupide dilapidation la servitude; elle distribuait à ses favoris et à ses amants des terres habitées d'une étendue immense. Non seulement elle dépouilla les couvents au profit de ses grands, mais elle leur distribua les paysans de la Petite Russie où l'on ne connaissait pas encore le servage. On conçoit qu'étant philosophe comme Frédéric II et Joseph II, elle put prendre part au partage criminel de la Pologne. La raison d'Etat, le désir d'augmenter ses possessions territoriales expliquent ce fait s'ils ne peuvent l'excuser; mais aliéner à l'Etat des terres habitées, rendre serfs des cultivateurs libres sans même penser a imposer des conditions aux nouveaux propriétaires, c'est de la démence.
Peut-être l'impératrice Catherine se rappelait-elle l'enthousiasme larouche avec lequel les paysans de quatre provinces avaient couru au-devant de Pougatcheff qui pendait tous les nobles qu’il prenait; peut-être aussi avait-elle trop présente à la mémoire cette scène qui s'était également passée sous son règne, où e peuple de Moscou, après avoir tué un archevêque derrière l’autel, avait traîné dans les rues son cadavre revêtu des insignes pontificaux. D'un autre côté, elle voyait la noblesse si reconnaissante, si fière de son dévoûment, qu'elle se vit entraînée à épouser sa cause.
Chose étrange, de tous les souverains de la maison Romanoff, aucun n'a rien fait pour le peuple. Le peuple ne se souvient d'eux que par le nombre de ses malheurs, par l'accroissement du servage, du recrutement, des charges de toute espèce, par les colonies militaires, par toutes les horreurs de l'administration policière, par une guerre aussi sanglante qu'insensée qui dure vingt-cinq ans dans des montagnes inexpugnables.
La civilisation se répandit avec une grande célérité dans les couches supérieures de la noblesse, elle était tout exotique et n'avait de national qu'une certaine rudesse qui se mêlait étrangement aux formes de la politesse française. A la cour, on ne parlait que le français, on imitait Versailles. L'impératrice donnait le ton, elle correspondait avec Voltaire, passait des soirées avec Diderot et commentait Montesquieu: les idées des encyclopédistes s'infiltraient dans la société de Pétersbourg. Presque tous les vieillards de ces temps que nous avons connus étaient voltairiens ou matérialistes, s'ils n'étaient pas francs-maçons. Cette philosophie s'inoculait avec d'autant plus de facilité aux Russes, que leur esprit est à la fois réaliste et ironique. Le terrain que la civilisation gagnait en Russie était perdu pour l'église. L'orthodoxie grecque n'a de force sur l'âme slave que tant qu'elle y trouve de l'ignorance. La foi y pâlit à mesure que la lumière y pénètre, et le fétichisme extérieur fait place à l'indifférence la plus complète. Le bon sens, l'esprit pratique du Russe repousse la coexistence de la pensée lucide avec le mysticisme. Il peut rester longtemps pieux jusqu'à la bigoterie, sans jamais penser à la religion, mais à cette condition seulement; il lui est impossible de devenir rationaliste; pour lui l'émancipation de l'ignorance coïncide avec l'émancipation de la religion. Les tendances mystiques que nous rencontrons chez les francs-maçons n'étaient en réalité qu'un moyen de neutraliser les progrès d'un épicurisme brutal qui se répandait avec rapidité. Quant au mysticisme du temps de l'empereur Alexandre, ce fut un produit de la franc-maçonnerie et de l'influence allemande, sans base réelle, une affaire de mode chez les uns, d'exaltation d'esprit chez les autres II n'en fut plus question après 1825. La discipline religieuse relevée par la police de l'empereur Nicolas ne parle pas en faveur de la piété des classes civilisées.
L'influence de la philosophie du XVIIIe siècle eut un effet pu partie pernicieux à Pétersbourg. En France, les encyclopédistes émancipant l'homme des vieux préjugés, lui inspiraient des instincts moraux plus élevés, le faisaient révolutionnaire. Chez nous, en brisant les derniers liens qui retenaient une nature demi-sauvage, la philosophie voltairienne ne mettait rien à la place des vieilles croyances, des devoirs moraux, traditionnels. Elle armait le Russe de tous les instruments de la dialectique et de l'ironie propres à le disculper à ses yeux de son état d'esclave par rapport au souverain, et de son état de souverain par rapport à l'esclave. Les néophytes de la civilisation se jetèrent avec avidité dans les plaisirs du sensualisme. Ils comprirent très bien l'appel à l’épicurisme, mais le son du tocsin solennel qui appela les hommes à une grande résurrection n'allait pas à leur âme.
Entre la noblesse et le peuple, il y avait une tourbe d'employés personnellement anoblis, classe corrompue et dénuée de toute dignité humaine… Voleurs, tyrans, dénonciateurs, ivrognes et joueurs, ce furent et ce sont encore les hommes les plus rampants de l'empire. Cette classe a été le produit de la réforme brusque de la juridiction du temps de Pierre Ier.
Le procès oral fut alors aboli et remplacé par le procès inquisitorial. Des formalités minutieuses introduites à l'instar des chancelleries allemandes, compliquèrent la procédure et fournirent des armes terribles à la chicane. Les tchinovniks, complètement libres des préjugés, torturaient les lois à leur guise et avec un art infini. Ce sont les plus forts rabulistes du monde; ils n'ont jamais autre chose en vue que leur responsabilité personnelle; lorsqu'ils la croient à couvert, ces gens osent tout, et le paysan, comme le tchinovnik, n'a aucune foi dans les lois. Le premier les respecte par crainte, le second y voit une mère nourricière. La sainteté des lois, les droits imprescriptibles, les notions d'une justice immuable, sont des termes qui n'existent pas dans leur langue. Et toute la force impériale ne suffit pas pour arrêter, pour paralyser l'action maltaisante de ces vipères d'encre, deces ennemis embusqués qui guettent le paysan pour l'entraîner dans des procès ruineux.