Après nous être formé ainsi une idée approximative de la société néo-européenne du siècle de Catherine II, jetons un coup d'oau sur les débuts littéraires de l'Etat nouvellement formé.
L'église byzantine avait horreur de toute culture mondaine. Elle ne connaissait d'autre science que la controverse théologique; elle inventa une peinture conventionnelle, faisant de l'opposition à la beauté charnelle de l'antiquité (ikonopis). Elle abhorrait tout mouvement indépendant de l'intelligence, elle ne voulait qu'une foi soumise. Il n'y avait pas de prédicateur en Russie. Le seul évêque qui soit connu dans les anciens temps pour ses sermons, fut persécuté à cause de ses sermons. Pour savoir ce que c'est que l'éducation que l'église orientale donnait à son iidèle troupeau, il suffit de connaître les peuplades chrétiennes de l'Asie Mineure, et ce fut là l'église qui présida à la civilisation de la Russie depuis le Xe siècle. Les guerres continuelles des princes apanages et le joug mongol lui furent d'un immense secours.
L'église gréco-russe retint une langue à part formée de divers dialectes des Slaves du sud; la langue vulgaire n'était pas encore élaborée. Les chroniques, les actes diplomatiques et civils se rédigeaient dans un idiome qui tenait le milieu entre la langue ecclésiastique et la langue populaire et se rapprochait plus de l'une ou de l'autre suivant la position sociale de l'auteur. Il n'y eut aucun mouvement littéraire jusqu'au XVIIIe siècle. Quelques chroniques, un poème du XVIIe siècle (campagne d'Igor), un assez grand nombre de contes et de chants populaires pour la plupart oraux, voilà tout ce qu'ont produit dix siècles dans le domaine littéraire.
Sans égard à cette pénurie, il est important de remarquer que la langue de la Bible, comme celle des annales de Nestor et du poème mentionné est non seulement d'une grande beauté, mais qu'elle porte des traces évidentes d'un long usage et d'un développement antérieur de beaucoup de siècles.
Les traducteurs de la Bible Cyrille et Méthode réglèrent la langue, fixèrent un alphabet, calquèrent les tonnes grammaticales d'après les règles grecques, mais ils trouvèrent une langue riche et élaborée probablement par les Slaves qui habitaient la Macédoine et la Thessalie. faut connaître les dillicultés que trouvent les Anglais en traduisant l'Evangile dans les langues sauvages par exemple dans celle des Cafres, les mots leur manquent les images, les notions, les expressions, tout doit être rendu par des périphrases approximatives. Tandis que la traduction slave égale en concision, en beauté mâle et en fidélité celle de Luther.
Tous les éléments poétiques qui fermentaient dans l'âme du peuple russe s'exhalaient dans des chants extrêmement mélodieux. Les peuples slaves sont par excellence des peuples chanteurs. Los chroniqueurs du Bas-Empire racontent que dans une invasion des Slaves, les Grecs les ont surpris, car les sentinelles qui chantaient toujours s'endormirent peu à peu elles-mêmes par leurs chants. Le paysan russe trouvait dans ses chants l'unique épanchement à ses souttrances. Il chante continuellement, en travaillant, en conduisant ses chevaux ou en se reposant au seuil de sa porte. Ce qui distingue ces chansons de celles des autres Slaves et même des Malo-Russes, c'est une tristesse profonde. Les paroles ne sont qu'une complainte qui se perd dans les plaines sans limites comme son malheur, dans les bois lugubres de sapin, dans les steppes infinies, sans rencontrer d'écho ami. Cette tristesse n'est pas un élan passionné vers quelque chose d'idéal, elle n'a rien de romantique, rien de ces aspirations maladives et monacales, comme les chants allemands, c'est la douleur de l'individu écrasé par la fatalité, c'est un reproche à la destinée «destinée-marâtre sort amer»; c'est un désir comprimé qui n'ose pas se mauitester autrement, c'est le chant d'une lemme opprimée par son mari, du mari opprimé par son père, par l'ancien du village, de tous enfin opprimés par le seigneur ou le tzar; c'est l'amour protond, passionné, malheureux mais terrestre et réel. Au milieu de ces chants mélancoliques vous entendez tout à coup les sons d'une orgie, d'une gaîté sans frein; des cris passionnés et fous, des mots dénués, de sens, mais enivrants, entraînants a une danse effrénée qui est tout autre chose que la danse dramatique et gracieuse en chœurs,
Tristesse ou orgie, esclavage ou anarchie, le Russe passait sa vie en vagabond, sans foyer ni domicile, ou absorbé par la commune, perdu dans la famille ou libre au milieu des forêts, le coutelas à la ceinture. Dans les deux cas, le chant exprimait la même plainte, les mêmes déceptions: c'était une voix sourde qui disait que les forces innées ne trouvaient pas assez d'essor, qu'elles étaient mal à l'aise dans la vie resserrée par l'ordre social.
Il y a une catégorie entière de chants russes, les chants des brigands. Ce ne sont plus des élégies plaintives: c'est le cri téméraire, c'est l'excès de joie d'un homme qui se sent enfin libre, cri de menace, de colère et de défi. «Nous viendrons boire votre vin, patience; nous viendrons caresser vos femmes, piller vos richards»… «Je ne veux plus travailler dans les champs; qu'aije gagné en labourant la terre? Je suis pauvre et méprisé; non, je prendrai pour compagnon la nuit sombre, un couteau affilé, je trouverai des amis dans les bois touffus, je tuerai le seigneur et je pillerai le marchand sur la grande route. Au moins tout le monde me respectera; et le jeune voyageur passant sur mon chemin et le vieillard assis devant sa maison me salueront».
Le couvent, la Cosaquerie, les bandes de brigands étaient les seuls moyens de se rendre libre en Russie. Le peuple appelait poliment les brigands polissons (chalouny) ou licencieux (volnitza). Dans les temps anciens, la seule ville de Novgorod fournissait des bandes armées qui descendaient la Volga et l'Oka jusqu'aux bords de la Kama, «allant à l'aventure chercher le bonheur». Des Cosaques brigands persécutés par Jean IV, firent, pour se réhabiliter, la conquête de la Sibérie, sous les ordres de Iermak. Le vagabondage et le brigandage s'accrurent d'une manière prodigieuse pendant l'interrègne et au commencement du XVIIe siècle. La mémoire de Stenka Rasine s'est conservée chez le peuple dans une quantité de chansons composées en son honneur. La tradition de ces brigandages ne discontinua pas jusqu'à Pougatcheff, et il est probable qu'ils n'ont acquis une si grande proportion que grâce à une lutte sourde engagée par les paysans protestant contre leur asservissement. Il est notoire que, dans les chansons, le beau rôle revient au brigand, les sympathies sont pour lui et non pour ses victimes; c'est avec une joie secrète qu'on vante ses prouesses et sa bravoure. Le chansonnier populaire paraissait comprendre que son plus grand ennemi n'était pas le brigand.
Un mouvement intellectuel d'un autre genre, mais non moins important, fut le mouvement des idées religieuses chez les sectaires. Ce que l'orthodoxes grecque n'a jamais su faire, intéresser l'homme du peuple, développer en lui une foi active, un intérêt véritable, les sectaires curent l'accomplir. Chez eux, point d'indifférentisme; la commune y est plus développée que chez les paysans orthodoxes, l'esprit de corps est on ne peut plus vivace; il y a des sectes dont la dogmatique est absurde, mais la conduite pleine d'énergie et honnêteté. Il y en a d'autres très répandues même, qui professent les doctrines communistes les plus avancées, entremêlées d'un christianisme mystique dans le genre des herrenhuts et même des anabaptistes. Persécutés par le gouvernement, des milliers de sectaires se sont expatriés en Livonie, en Turquie, où il y a des bourgs entiers habités par leur descendants. Les sectaires en général sont les ennemis les plus acharnés de la réforme de Pierre Ier. Pour eux Pierre et ses successeurs sont des antéchrists. Par contre, le gouvernement y voit des rebelles et les poursuit comme tels. Les sectaires tiennent bon, leur propagande s'accroît à mesure qu'augmente la persécution, ils ont des affidés sur tous les points de l'empire, une publicité clandestine. Il serait possible que d'un des Skites (communauté schismatique) sortît un mouvement populaire qui embrasât des provinces entières, dont le caractère serait certainement national et communiste et qui irait à la rencontre d'un autre mouvement dont la source est dans les idées révolutionnai-,res de l'Europe. Peut-être ces deux mouvements s'entre-choque-ront-ils sans comprendre leur affinité, au grand plaisir du tzar et de ses amis.
La littérature russe européisée ne commence à obtenir une certaine signification que du temps de Catherine II. Avant son regne, on voit un travail préparatoire; la langue se forme aux nouvelles conditions de l'existence, elle fourmille de mots allemands et latins; l'esprit d'imitation s'empare de tout, au point qu'on essaie d'introduire dans notre langue métrique et sonore la versification syllabique. Revenue de ces exagérations, la langue commença à s'assimiler les flots de mots étrangers, à devenir plus naturelle et plus conforme au génie de la nation. Le premier Russe qui mania avec talent la langue ainsi faite fut Lomonossoff. Ce savant célèbre fut le type du Russe par son encyclopédisme, autant que par la facilité de son entendement. Il écrivit en russe, en allemand et en latin. Il était mineur, chimiste, poète, philologue, physicien, astronome et historien. Il composait en même temps une dissertation météorologique sur l'électricité, et une autre sur l'arrivée des Varègues en Russie, en réponse à l'historiographe Muller, ce qui ne l'empêchait pas de terminer ses odes triomphales et ses poèmes didactiques. Toujours lucide, plein du désir inquiet de tout comprendre, il jetait un sujet pour s'emparer d'un autre avec une facilité de conception étonnante.